Entretien avec l’amiral Bernard Rogel, chef d’état-major de la marine

  • Dernière mise à jour le 2 novembre 2012.

L’amiral Bernard Rogel, chef d’état-major de la marine nationale, cherche à obtenir le feu vert pour lancer une nouvelle génération de patrouilleurs de haute-mer (OPV : offshore patrol vessels), un troisième volet du renouvellement de la flotte française, après les frégates multi-missions FREMM et les sous-marins nucléaires d’attaque Barracuda que la marine a commandé. Ces patrouilleurs sont nécessaires pour protéger les intérêts maritimes lointains de la France, au moment où du pétrole est découvert au large de la Guyane Française et où la France prend conscience de l’importance de la mer, explique-t-il.

Mais la situation budgétaire est difficile. Beaucoup repose sur le Livre Blanc de la défense, attendu pour la fin de l’année. L’amiral Rogel, comme ses homologues des armées de terrer et de l’air, fait parti de la commission chargée de rédiger ce rapport. Celui-ci doit définir les objectifs stratégiques de la France et fournir les lignes directrices de la loi de programmation militaire.

Q. Certains proposent de retarder les commandes de frégates FREMM et de sous-marins Barracuda, en raison des difficultés budgétaires. Quelles sont les priorités de la marine ?

Amiral Rogel : Il est difficile de répondre parce que nous préparons le Livre Blanc. L’essentiel est de ne pas commencer par les capacités, mais des ambitions de défense et de sécurité, puis de les replacer dans le contexte budgétaire et alors seulement de définir les capacités. Le domaine maritime joue un rôle important. grâce à un récent rapport du Sénat, qui parle de “maritimisation”, la population comprend mieux l’importance de la mer pour notre pays.

Il y a des rumeurs, mais tant que le Livre Blanc n’est pas terminé, nous n’avons pas la trajectoire budgétaire de notre défense. Bien sûr, un effort sera nécessaire, mais les conséquences ne sont pas les mêmes si l’effort porte sur 3 ou 4 ans — ou sur le long terme, environ 10 ans. Tout cela survient alors que la marine renouvelle ses équipements : SNLE, arrivée des frégates FREMM, sous-marins Barracuda et patrouilleurs de haute-mer, qui vont remplacer la flotte actuelle disparate.

La France a le 2ème plus grand domaine maritime après les Etats-Unis, et cela implique des obligations et des devoirs. C’est là un des défis du programme de patrouilleur de haute-mer. Aujourd’hui, il est difficile de définir les priorités, mais nous sommes au milieu du renouvellement de la flotte française.

Q. Pensez-vous que le Livre Blanc a pris en compte l’importance de la mer, la “maritimisation” ?

Amiral Rogel : Les délibérations de la commission du Livre Blanc sont secrètes, mais sans trahir aucun secret, je peux dire que oui. Le rapport du Sénat montre l’importance des routes commerciales, de la piraterie, des nouvelles technologies qui poussent l’économie vers la mer — la France aura du pétrole offshore dans sa zone économique exclusive au large de la Guyane Française — la lutte pour les ressources pétrolières, les questions environnementales. Tout cela montre qu’il y a une prise de conscience de l’importance de la mer pour le pays et pour l’Europe.

Q. Sur la période 2009-2012, il y a eu un sous-investissement de 5 milliards € par rapport à la loi de programmation militaire. Quel en est l’effet sur la marine ?

Amiral Rogel : A court terme, il y a des effets directs sur l’entretien de la flotte, que nous parvenons à gérer.

Aujourd’hui, la France a une marine de premier rang. Nous avons montré en 2011, dans les opérations Harmattan et Unified Protector que la marine nationale avait une grande crédibilité et des capacités. Nous avons déployé avec un préavis très court 27 bâtiments pour une mission qui a duré 7 mois — sous-marins, aéronautique navale, chasseurs de mines, etc... — donc les réductions sur l’entretien ne nous ont pas affecté pour l’instant. Mais si nous continuons à subir des réductions budgétaires, il y aura des conséquences opérationnelles, en particulier parce que les stocks de pièces détachées sont au plus bas.

Q. Comment avez-vous géré la suppression de 43 millions € de budget, cette année ?

Amiral Rogel : Nous avons dû faire des choix : l’administration, l’entretien des avions et des bateaux. Pour un an, c’est difficile, mais nous pouvons y parvenir.

Notre pays est dans une situation budgétaire compliquée, comme tous les pays occidentaux, et nous devons examiner les ambitions, les missions que les hommes politiques nous donnent, et les mettre en balance avec les moyens budgétaires disponibles. Si les ambitions sont trop élevées, et que les budgets sont trop faibles, cela conduit à des coupures par le bas. Vous définissez la marine en termes budgétaires plutôt qu’opérationnels. Pour économiser de l’argent, vous supprimez une capacité dont vous avez besoin, mais vous le faites parce que cela économise beaucoup d’argent.

Tout dépend du facteur temps. C’est ce que la commission du Livre Blanc va décider. Si on nous demande un effort pour 3 ou 4 ans, nous pouvons retarder certains programmes, réduire le format, etc. Mais si l’effort budgétaire porte sur 10 ans, soit la durée de développement d’un programme, alors nous aurons des décisions plus importantes à prendre.

Q. Le budget 2013 comprend un programme de patrouilleurs de haute-mer multi-fonctions et 3 patrouilleurs. Quel est la signification ?

Amiral Rogel : Nous avions un problème de réduction temporaire de capacité pour la surveillance maritime et le soutien à nos territoires d’outre-mer, dans le cadre de mesures financières. C’est une phase de transition de 3 ou 4 ans, pour le remplacement d’anciens patrouilleurs en attendant que les nouveaux arrivent. Il a été décidé de lancer le programme de navire multi-fonctions, qui est financé sur une base interministérielle — 80 % pour la défense, 20% pour d’autres ministères. Ce seront des navires de soutien armés par des civils et qui couvriront le trou de capacité entre le désarmement des Batral, les navires légers de transport amphibie de la classe Jacques Cartier.

Le programme de patrouilleur de haute-mer est à plus long terme, il entrera en service en 2017. L’objectif est de remplacer une flotte disparate — P400, Aviso 69, navire de surveillance des pêches — par un modèle unique, plus économique en cout de formation de l’équipage et en entretien. C’est déjà ce que nous avons essayé de faire avec les frégates FREMM, qui ne sera pas un modèle unique puisque nous allons avoir la version défense aérienne, et nous avons les frégates furtives type La Fayette. L’idée est d’avoir des séries nombreuses. Si vous n’avez pas des séries nombreuses, cela coute en formation des équipages et en entretien.

Q. Qu’en est-il des autres programmes de renouvellement ?

Amiral Rogel : Nous remplaçons nos chasseurs. Le Super Etendard sera entièrement remplacé par le Rafale d’ici 2016. Nous remplaçons le Super Frelon et le Lynx par 27 hélicoptères lourds NH90 — 14 pour la lutte anti-sous-marine et les autres en version multi-missions. Plus tard, il faudra remplacer les hélicoptères légers, dont l’Alouette 3, très bien pour les liaisons et la surveillance, mais plutôt dépassées en terme de capacités.

Pour le patrouilleur Batsimar [bâtiment de surveillance et intervention], nous allons définir en 2013-2014 le type de navire que nous voulons, puis l’appel d’offres sera lancé.

Il y a aussi 4 navires logistiques à remplacer : Somme, Var, Meuse, Marne et aussi le navire atelier Jules Verne. Il y a eu une réduction de la flotte au cours des 10 dernières années. Quelques 15 bâtiments ont été désarmés sans être remplacés.

Q. Est-ce important ?

Amiral Rogel : Plus la flotte est réduite, plus grand est le besoin de multifonctionnalité. Nous pouvons devoir intervenir depuis la gestion de crise au conflit de haute intensité. Et les navires doivent rester en mer longtemps.

Pour l’aspect mulit-fonctions, les bâtiments de projection et de commandement type Mistral sont les couteaux suisses de la marine. Ils peuvent être utilisé en soutien au large de la Côte d’Ivoire, déployer des hélicoptères de combat au large de la Libye, devenir un navire hôpital après le tremblement de terre à Haïti ou évacuer des ressortissants au Liban.

Nous cherchons ce même type de multi-fonctions pour les patrouilleurs Batsimar, qui seront utilisés pour la sécurité en mer, mais seront équipés d’un drone et capables de déployer des commandos marine.

Les avions de patrouille maritime multiroles sont importants. Nous avons la modernisation de l’Atlantique 2, le seul avion capable d’opérer et de lancer des arles contre des cibles de surface, sous-marines ou sur terre.

Q. Quelles leçons ont été tirées du patrouilleur L’Adroit, classe Gowind ?

Amiral Rogel : Nous le faisons naviguer beaucoup pour nous assurer qu’il est “sea-proven”. Nous l’avons utilisé pour la surveillance de la pêche au thon rouge en Méditerranée, pour des opérations de sécurité en mer. Nous prévoyons de l’envoyer en océan Indien pour lutter contre la piraterie.

Il se comporte de façon satisfaisante. Nous l’améliorons au fur et à mesure. Nous avons testé un drone aérien, le déploiement de commandos marine par la rampe arrière et l’avons testé dans la routine quotidienne. Le navire répond parfaitement aux attentes d’un patrouilleur. C’est très intéressant pour nous. Avant le programme Batsimar, cela nous donne la possibilité d’utiliser ce type de navire et d’en améliorer l’équipement.

L’équipage réduit est l’un des principaux défis. Nous devons acquérir de l’expérience. Ce n’est pas un problème à la mer. Nous avons une équipe de base arrière — un équipage de réserve pour aider à l’entretien et pour remplacer le personnel absent. Pour les frégates FREMM, nous aurons une équipe en Méditerranée et une en Atlantique. Nous devons étudier avec l’industriel comment entretenir les navires avec des équipages réduits, par conséquent, des contrats de maintenance.

Q. Qu’en est-il du partage des Atlantique 2 avec les Britanniques ?

Amiral Rogel : C’est aux Britanniques de décider. Ils n’ont plus d’avions de patrouille maritime. Je ne sais pas s’ils sont désespérés, mais si vous m’enleviez mes avions de patrouille maritime, je serais dans un état désespéré.

Q. Dans quels autres domaines, la marine coopère-t-elle avec les Britanniques ?

Amiral Rogel : Nous essayons de discuter de capacités dans la lutte contre les mines. Nous allons remplacer nos chasseurs de mines vers 2020. Nous en sommes aux discutions préliminaires. Sur le missile anti-navires, les discutions se poursuivent et sont dans les mains du ministère de la défense. Quand vous parlez de coopération, les gens s’attendent à des effets immédiats. Dans la marine, nous travaillons sur un horizon de 15 ans. la première étape est de trouver des synergies — c’est ce que nous essayons de trouver avec l’exercice Corsican Lion. Nous essayons de trouver des idées et de travailler différemment avec les moyens que nous avons.

Nous pourrions avoir la présence permanente d’un porte-avions à la mer, avec un groupe aérien, lorsque les Britanniques auront leur porte-avions. Nous pourrions avoir un porte-avions d’une nationalité, mettre à bord un état-major commun — c’est ce que nous faisons avec Corsican Lion — et avoir une escorte commune.

Nous étudions, mais il y aura peu de projets dans les 2 ou 3 prochaines années. Nous parlons sur 10 ans.

Q. Quel est le vrai défi de la marine nationale ?

Amiral Rogel : Les réductions budgétaires ont lieu depuis plusieurs années. Je parle de capacités pour accomplir la mission de la façon la meilleure et la moins chère. C’est pourquoi nous essayons de trouver des projets innovants, pourquoi nous essayons de trouver des capacités différentes, plus multi-rôles, qui peuvent rester en mer plus longtemps. Nous devons négocier avec les industriels pour un entretien au meilleur prix. Nous essayons de renouveler une partie de la flotte avec des budgets limités. Le défi est de faire ce renouvellement dans les meilleurs conditions.

Source : Defense News (Etats-Unis)