Une arme sous-marine très secrète

  • Dernière mise à jour le 12 novembre 2008.

A l’extrémité d’un chenal sinueux du port de Visakhapatnam, se trouve une installation secrète, complètement fermée, seulement connue sous le nom de Shipbuilding Centre (Centre de construction navale ou SBC).

A l’intérieur de cette cale sèche, près de 50 m sous le niveau du sol, repose un cylindre noir, haut comme un immeuble de 2 étages et de 104 m de long.

Les techniciens qui y travaillent confessent être fiers de leur pays : le premier sous-marin nucléaire lanceur d’engins (SNLE) de l’Inde est indiscutablement son plus grand projet technologique.

Pendant plus de 25 ans, le projet ATV [1] a été le plus secret de tous les programmes du gouvernement Indien, mais aussi le plus en retard.

Des responsables refusent toujours de confirmer officiellement l’existence du projet ou du missile balistique. Une décennie après que l’Inde ait fait explosé sa première bombe nucléaire dans les sables de Pokhran, elle a franchi quelques pas séduisants s’approchant de la réalisation du rêve le plus difficile de sa doctrine nucléaire : disposer d’une dissuasion basée en mer, à savoir une plateforme sous-marine pour lancer des armes nucléaires.

“Les choses avancent selon le calendrier,” a récemment dit du projet ATV le ministre Indien de la défense, A.K. Antony. Au début du mois dernier, le chef d’état-major de la marine Indienne, l’amiral Sureesh Mehta, a été le premier responsable gouvernemental à non seulement confirmer son existence mais aussi à préciser le calendrier : “Il s’agit d’un projet du DRDO [2] et d’un démonstrateur technologique. Il est relativement proche de la fin de la construction et sera mis à l’eau d’ici 2 ans.”

L’amiral avait raison de se sentir confiant à propos du projet. A la fin du mois dernier, un réacteur nucléaire de 80 MW, plus petit qu’un bus, a été installé à l’intérieur de la coque du sous-marin et intégré avec succès — une étape importante pour le projet approuvé en 1970 par le premier-ministre de l’époque : Indira Gandhi.

Vue d’artiste de l’ATV

Vers avril 2009, le sous-marin sera lancé et commencera ses essais à la mer avant d’intégrer la marine. L’objectif est de construire une flotte de 3 SNLE d’ici 2015, un en réserve et 2 en patrouille, chacun transportant 12 missiles nucléaires.

Peut-être dernier “cadeau” à l’Inde de la désormais défunte Union Soviétique, il a été conçu à la fin des années 80 avec l’assistance russe. Basé sur une conception entièrement nouvelle, le sous-marin de 6.000 tonnes (qui n’est pas comme on le pensait auparavant un ancien sous-marin nucléaire de la classe Charlie) fera de l’Inde la 6è nation à disposer de SNLE.

Une partie de l’accélération du programme est liée au renforcement rapide des forces nucléaires Chinoises. La Chine possède 10 sous-marins nucléaires, et au cours de la dernière année, a lancé 3 nouveaux SNLE de la classe Jin, chacun transportant 12 missiles nucléaires balistiques. “Compte-tenu de l’assymétrie militaire grandissante avec la Chine, le besoin pour l’Inde d’avoir une dissuasion nucléaire fiable qui puisse survivre à une première frappe n’a jamais été plus grand,” explique l’expert stratégique Brahma Chellaney.

L’ATV respecte la doctrine nucléaire de l’Inde ennoncée en 1999, qui demande à ses forces nucléaires d’être efficaces, durables, diverses, flexibles et réceptives aux exigences selon le concept d’une dissuasion minimum crédible. La doctrine suppose une haute survavibilité contre les attaques surprise et une réponse punitive rapide.

Un sous-marin nucléaire qui peut rester en plongée presqu’indéfiniment et ne peut être détecté, respecte par conséquent tous ces critères et offre une plateforme de lancement presque invulnérable pour des armes nucléaires.

Pour un pays comme l’Inde, dont la politique est de ne pas utiliser en premier l’arme nucléaire, un sous-marin est vital parce qu’il empêche un adversaire potentiel de lancer une première frappe qui pourrait détruire toutes les armes nucléaires. Il permet aussi à l’Inde d’infliger des dégâts considérables à l’agresseur.

“Un sous-marin emporte au moins 12 missiles à têtes multiples, ce qui fait 96 têtes. Lorsqu’un tel sous-marin part en mer, c’est autant de missiles qui quittent notre propre territoire. Le ciblage par l’ennemi de ces sites est donc neutralisé,” explique le contre-amiral en retraite Raja Menon.

ATV, avec son acronyme relativement hermétique, était un euphémisme pour un projet longtemps retardé. Entouré pendant des décennies par un secret obsessionnel, il était sous la supervision directe du premier ministre.

Près de 200 officiers de marine et de techniciens sont directement impliqués dans le projet qui est dirigé par un vice-amiral installé dans les locaux de l’ATV à Delhi Cantonment. Le financement n’a jamais été un problème, même pendant les années difficiles pour les dépenses militaires, comme avant les années 90. On estime que 200 milliards de Roupies (3,5 milliards €) ont été dépensés avant même que la construction du sous-marin n’ait commencé.

Le secret excessif, disent les experts, était basé sur une mauvaise interprétation du Traité de Non-Prolifération (TNP) — que la construction d’un sous-marin nucléaire aurait été une violation du TNP. Il y a eu, par conséquent, un manque de responsabilisation qui a affecté le projet.

Les responsables du projet à Vizag sont maintenant en train de sceller le réacteur avec un écran spécial et de le brancher sur les systèmes de contrôle, les turbines et les tuyaux. Les prochains mois seront critiques. Après que le compartiment réacteur soit refermé, le secteur arrière — qui comprend l’hélice et son arbre — sera soudé et le sous-marin sera prêt. Vers avril de l’an prochain, la cale sèche sera inondée et le sous-marin sera officiellement lancé.

Après qu’il ait touché l’eau, le réacteur nucléaire sera allumé et les hélices du sous-marins — à 7 pâles très inclinées — seront testées. Après que le réacteur et ses systèmes de contrôle associés aient été vérifiés, le sous-marin sera remorqué hors du port pour des essais complets à la mer qui dureront plus d’un an avant qu’il ne soit mis en service vers 2010.

Même si le lancement imminent de l’ATV est une raison pour une célébration, le véritable début d’une capacité de seconde frappe n’aura pas lieu avant 3 ans. C’est le temps qu’il faudra pour intégrer et essayer le missile à bord du sous-marin. Sans ses missiles nucléaires, le sous-marin n’est rien.

Le missile a été développé en même temps dans un programme tout aussi secret. Annonçant son lancement réussi en avril de l’an dernier, le chef du DRDO, M. Natarajan, l’avait qualifié de “système stratégique dont je ne peux pas parler”.

L’énigmatique missile à 2 étages — surnommé K-15 dans le cadre du projet Sagarika (océanique) du DRDO — est une percée technologique. Ejecté rapidement du tube lance-missile du sous-marin par l’allumage d’un booster sous-marin à gaz, il s’élève à près de 5 km au-dessus de l’océan.

Lorsqu’il atteint une altitude pré-déterminée, il allume un propulseur à poudre et s’éloigne jusqu’à une portée de près de 750 km. Essayé 3 fois depuis une plateforme sous-marine spécialement conçue, le “missile naval” doit encore être baptisé.

L’équipage de 100 marins qui armera le sous-marin est entraîné sur un simulateur de conception locale à l’Ecole de Lutte anti-sous-marine avancée de la base navale de Vizag. Un entraînement plus poussé aura lieu à bord de l’INS Chakra, un sous-marin nucléaire d’attaque de 12.000 tonnes de la classe Akula-II loué à la Russie pour 10 ans à partir de l’an prochain.

Le SBC de Vizag doit devenir le lieu de construction de 3 ATV, pour un peu plus de 30 milliards de Roupies (523 millions €) chacun, soit le prix d’un porte-avions de 37.000 tonnes construit au chantier naval de Cochin.

Larsen and Toubro (L&T) a commencé la construction de la coque du second ATV dans ses installations de Hazira, il doit être mis en service en 2012. La flotte de SNLE sera basée sur la côte Est, dans une nouvelle base navale à Rambilli, à quelques kilomètres au Sud de Visakhapatnam, où près de 1.214 hectares de terrain ont été achetés pour la première base stratégique Indienne. Seul du personnel militaire y travaillera.

Contrairement à l’unique chenal étroit de Visakhapatnam, cette base offrira à la flotte nucléaire un accès direct à la mer. La première phase du projet, qui aura coûté près de 150 milliards de Roupies (2,6 milliards €), sera terminé en 2011.

 Pourquoi le projet a-t-il pris tant de temps ?

Pour un pays qui n’a construit que 2 sous-marins classiques de conception Allemande au début des années 90, construire un sous-marin nucléaire représente le défi ultime : un responsable DRDO le comparaît à un mécanicien spécialisé dans les scooters devant construire une Mercedes.

Le défi clé, cependant, n’était pas dans la conception ou la construction de la coque, mais le réacteur et son enceinte de confinement, qui représente un dixième (près de 600 tonnes) du déplacement total du sous-marin. L’hydrodynamique d’un sous-marin dont un dixième du poids est concentré à un endroit est un formidable défi d’ingénierie navale, mais miniaturiser un réacteur nucléaire de la taille d’un terrain de football pour le faire tenir dans une enceinte de 8 m est un casse-tête encore plus difficile.

Cela fait partie des raisons qui expliquent le retard de 10 ans pris par le projet. Le réacteur nucléaire d’un sous-marin génère de la chaleur pour convertir de l’eau en vapeur saturée afin de faire tourner les turbines. Contrairement à une chaudière à mazout, il n’a pas besoin d’air pour fonctionner. Toutes les autres parties du sous-marin sont les mêmes que dans toute centrale à vapeur.

Le réacteur utilise de l’uranium enrichi à près de 45% (l’uranium utilisé dans les centrales nucléaires civiles est enrichi à moins de 5% et les bombes utilisent un uranium enrichi à plus de 90%).

En 1998, L&T a commencé à construire la coque de l’ATV mais les difficultés avec le réacteur ont continué. Après l’échec d’une première version, l’Inde a acheté les plans d’un réacteur à la Russie.

En 2004, le réacteur avait été construit, testé à terre et était devenu critique. La petite taille du sous-marin, environ 6.000 tonnes (un SNLE Américain de la classe Ohio déplace 14.000 tonnes, un SNLE français 12.000), a conduit les experts à l’appeler un “baby boomer [3]. Alors que le projet actuel se limite à 3 unités, des responsables de la défense n’écartent pas l’idée de construire des sous-marins plus grands selon les impératifs stratégiques nationaux. Ces derniers ont changé depuis la conception du projet.

Jusqu’à la fin des années 80, l’objectif était de construire un SNA qui pourrait attaquer les navires de surface.

Lorsque l’Inde a loué un SNA de la classe Charlie-I à l’Union Soviétique à la fin des années 80, l’Inde avait déjà évolué vers la construction d’un sous-marin équipé de missile balistiques. La coque a été allongée et le SNA discrètement transformé en SNLE.

Cependant, certains changements clé restent à surmonter. Les missiles de l’ATV n’ont qu’une portée de 750 km, certes une grosse amélioration par rapport aux 250 km de ses débuts il y a 10 ans, mais toujours inférieure aux missiles utilisés par les 5 Grands, qui atteignent des portées de plus de 5.000 km. Le DRDO travaille à la réalisation d’une version sous-marine du missile Agni-III d’une portée de 5.000 km, qui donnerait au sous-marin une véritable force de frappe et une flexibilité.

Les scientifiques pensent que la puissance du réacteur actuel (environ 80 MW [4]) est trop limitée parce qu’elle impose des limites opérationnelles sur la vitesse du sous-marin et signifie que le réacteur devra fonctionner à pleine puissance la plupart du temps.

Le réacteur aurait aussi besoin de rechargements réguliers — un processus relativement couteux pendant lequel la coque est découpée et le coeur du réacteur est remplacé tous les 10 ans. Pour le moment, cependant, le défi immédiat est de réussir à faire prendre la mer au sous-marin.


 Les sites liés au projet ATV

Comme les pièces d’un puzzle complexe, les sites du projet ATV sont répartis dans tout le pays.

 Kalpakkam
— Centre de recherche nucléaire Indira Gandhi (près de Chennai), construit le réacteur à eau légère.
 Visakhapatnam
— Construction de l’ATV au Ship Building Centre.
— Ecole de formation sous-marine des équipages de l’ATV.
— Simulateur de conception locale pour le poste central.
— Evolution des doctrines opérationnelles des sous-marins.
 Rambilli
— Base des SNLE au sud de Vizag, ouverture en 2011.
 Delhi
— Quartier-général du projet ATV.
 Ratnahalli
— Projet des matériaux rares (près de Mysore), fournit l’uranium enrichi du réacteur de l’ATV.
 Hyderabad
— Le complexe de Sagarika développe et construit les missiles balistiques. Le projet a commencé en 1994.
 Balasore
— Plateforme de test sous-marine pour le missile de l’ATV.
 Kochi
— Laboratoire océanographique et de physique navale qui développe les senseurs de l’ATV.

Notes :

[1Advanced Technology Vessel : navire à technologie avancée.

[2Defence Research and Development Organisation : Organisation de recherche et de développement de la défense. Equivalent de notre DGA.

[3Boomer : surnom des SNLE en anglais.

[4Puissance d’un réacteur K-15 de SNLE français : 150 MW.

Source : India Today