Le pied de pilote

  • Dernière mise à jour le 24 décembre 2008.

Jusque dans les années 60, l’école de pilotage formait à Saint-Servan (à coté de Saint-Malo) les "pilotes de la flotte", une spécialité aujourd’hui disparue. Les pilotes connaissaient sur le bout des doigts tous les alignements, les phares, les ports de la côte française entre les frontières belge et espagnole. La formation pratique était dispensée à bord de l’Ancre, un ancien dragueur allemand reconverti.

Pour ceux qui ne connaissent pas la géographie de la région, il faut expliquer que juste devant la vieille ville de Saint Malo, devant les fortifications de Vauban, se trouve une petite île : Le Grand Bé. Détail historique qui n’a rien à voir avec ce récit : c’est là qu’est inhumé Chateaubriand.

Cette île d’environ 1 km2 se trouve si près de la côte, qu’à marée basse, il est possible d’y aller à pied sec. Une petite chaussée, surélevée de quelques centimètres, a été construite entre la plage et l’île pour faciliter la visite.

Dans la région de Saint Malo, les marées peuvent atteindre 14 mètres de marnage [1] : ce qui est possible à marée haute ne l’est l’est plus à marée basse. La côte devant Saint Malo est un véritable fouillis de cailloux aux noms plus pittoresques les uns que les autres : c’était donc l’endroit parfait pour implanter l’école.

Au retour d’une sortie de formation, le commandant de l’Ancre décide de passer entre la côte et l’île du Grand Bé. Il demande donc à l’instructeur et à ses élèves de calculer si cela est possible.

Ces spécialistes se plongent donc dans l’annuaire des marées, les cartes, les instructions nautiques. Après des calculs très compliqués par le fait que les ordinateurs n’avaient encore été inventés et qu’il fallait tout faire à la main, après avoir ajouter le pied de pilote [2]tout le monde convient que l’Ancre aura suffisamment d’eau pour passer entre la côte et le Grand Bé.

La décision est donc prise : on y va !

L’Ancre est un ancien dragueur de la marine allemande. Il peut donc passer presque au ras des cailloux. Et pourtant...

Le bâtiment avance tranquillement et se rapproche de l’endroit le plus étroit. Le commandant, l’instructeur et les élèves sont confiants : il y a de l’eau sous la quille ! Et pourtant...

Criiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiii !

Un grincement métallique strident résonne soudain. En même temps, l’Ancre est agité par un tremblement ! On a touché quelque chose !

Heureusement, après un semblant d’hésitation, il reprend sa route : cela ne doit pas être très grave. Mais le commandant regarde l’instructeur avec un drôle d’air, du genre "Vous n’auriez pas oublié quelque chose ?" ou "Alors, on ne sait plus compter ?". Un marin descend à l’intérieur, fait une ronde des fonds, puis remonte, rassurant, "Tout est sec, Commandant !".

La fin du trajet se passe dans un silence... Lors de l’accostage, chacun veut faire exactement ce qu’il faut pour ne pas attirer l’attention, et l’orage que l’on sent monter, sur lui.

Les manœuvres terminées, chacun se précipite sur la plage devant le Grand Bé et attend que la mer, en se retirant, daigne expliquer l’inexplicable : l’Ancre a touché là où il y avait de l’eau.

L’eau se retire, lentement...

Alors que s’approche le moment où le passage sera entièrement dégagé, et où enfin chacun saura, l’équipage de l’Ancre voit se rapprocher, un petit vieux, courbé. Les plus anciens le reconnaissent : il s’agit du cantonnier du Grand Bé.

Et tout à coup, celui-ci s’agite, s’énerve, bégaye : "Ma bérouète, qui c’est qu’a piqué ma bérouète ?" Lorsque la mer s’est enfin retirée et laisse le passage complètement dégagé, apparaît enfin au grand jour la cause de ce remue-ménage : juste à coté de la chaussée, un amas de ferraille tordue gît. Avec un peu d’imagination, certains reconnaissent la brouette du pauvre vieux cantonnier.

Et, chacun comprend alors : le cantonnier avait laissé au milieu du passage sa brouette, probablement pressé par la marée, à un endroit où l’Ancre, en passant, l’avait réduite à l’état d’épave.

La petite histoire prétend que l’équipage s’est retiré sur la pointe des pieds (de pilote). Et, lorsqu’ils ont embarqué après leur formation, les élèves de cette promotion semblaient avoir de drôles d’idée sur la pointure du pied à utiliser par sécurité : des chaussures de clown !


Cette histoire m’a été racontée par mon père qui a suivi les cours de l’école de Pilotage, mais lors d’une session ultérieure : il s’agit d’une "histoire de seconde-main". Si je pense que le fond de cette histoire est réel, je ne garantis donc pas qu’elle n’ait pas été enjolivée, amplifiée, voire légèrement déformée.

Notes :

[1Différence entre le niveau de la basse-mer et celui de la haute-mer.

[2La marge de sécurité que l’on ajoute pour tenir compte des impondérables.