Les aspects multilatéraux de la coopération navale doivent être encouragés pour une meilleure efficacité et cohérence

  • Dernière mise à jour le 12 mai 2008.

Le chef d’état-major de la marine nationale, l’amiral Pierre-François Forissier, se trouvait récemment à New Delhi à l’invitation du chef d’état-major de la marine indienne, l’amiral Sureesh Mehta, pour assister au séminaire inaugural de l’IONS. Pendant ce séjour en Inde, il a aussi visité la DefExpo.

Sous-marinier, l’amiral Forissier est diplômé de l’école des officiers des armes sous-marines. Ayant passé la majeure partie de sa vie maritime avec les forces sous-marines à Toulon, Brest et Lorient à bord de sous-marins de tous types, il a commandé le SNA Rubis Rouge et le SNLE Le Tonnant Bleu. Au cours d’une longue et illustre carrière, il a exercé des fonctions variées, à la fois en état-major ou embarquées. En temps qu’amiral, il a été adjoint territorial au préfet maritime pour l’Atlantique puis commandant des forces sous-marines et de la force océanique stratégique (ALFOST). Il a pris ses fonctions de chef d’état-major de la marine le 5 février dernier. Il est aussi commandeur de la Légion d’Honneur et chevalier dans l’Ordre National du Mérite. Dans un entretien exclusif avec FORCE, il parle de la coopération croissante entre la France et l’Inde dans le domaine de la défense, à la fois au niveau des 2 marines et au niveau industriel.

[*- Comment voyez-vous l’IONS (Indian Ocean Naval Symposium) ? Quel niveau de coopération est possible entre des marines dont les gouvernements ont des avis aussi différents ?*]

L’IONS est un nouveau cercle de discussion d’une indéniable utilité. Il ouvre la perspective, pour les représentants des marines riveraines de l’océan Indien, de rencontres et d’échanges directs que des rencontres à grande échelle ne permettent pas. De plus, l’expérience apportée par des forums équivalents comme le Western Pacific Naval Symposium est extrêmement positive : de nombreux pays peuvent y participer, selon leurs désirs et leurs moyens, à la réflexion, même à l’action collective dans les régions qui nous inquiètent tous. Je fais allusion en particulier à l’analyse des risque et des menaces en mer ou venant de la mer, ou des capacités et des procédures que nos marines doivent développer pour y faire face. Quant aux ‘avis différents’ de nos gouvernements, ce n’est pas un sujet d’inquiétude. C’est même le contraire : nos marines sont ouvertes sur le monde extérieur et nous avons l’habitude des discussions et des échanges chaleureux et marqués de respect mutuel.

[*- La marine indienne concentre son attention sur "la conscience du domaine maritime". En temps que puissance navale majeure dans la région, quelle coopération accrue dans le domaine de la surveillance pouvez-vous avoir avec la marine indienne pour atteindre cet objectif ?*]

Dans un océan aussi vaste et fréquenté que l’océan Indien, il est évident qu’aucune ‘puissance navale’, peu importe à quel point elle est puissante, ne peut remplir à elle seule les besoins de sécurité et de sûreté de tous. La marine nationale participe depuis longtemps à un dialogue opérationnel avec la marine indienne en ce qui concerne les forces déployées ou stationnées dans la région, comme avec l’état-major de la marine. Ce dialogue nous permet de tenir l’autre informé sur les prévisions de nos activités, et autant que faire se peut, de les coordonner. S’il était développé, cet aspect nous permettra de partager nos moyens de recueil de l’information opérationnel. A part ça, le fait que la France est aussi présente territorialement dans l’océan Indien, dans certains points critiques des communications maritimes (canal du Mozambique, île de la Réunion) nous permet d’envisager des échanges fructueux d’information maritime. Cela repose certainement sur la mise en place de structures et de procédures permettant l’échange d’information sur l’ensemble de la région. Elles ont déjà été testées opérationnellement à l’occasion de plusieurs grands rendez-vous comme les exercices Varuna, et nous allons les consolider en explorant de nouveaux moyens techniques.

[*- Comment la marine nationale peut-elle bénéficier de la coopération navale accrue entre l’Inde et les Etats-Unis ?*]

La coopération accrue entre les marines de 2 pays amis avec lesquels la marine nationale entretient des relations très proches ne peut pas ne pas être un avantage pour nous. Dans l’océan Indien, les intérêts stratégiques de nos 3 pays convergent largement et il y a un avantage opérationnel réel à ce que ces relations soient les meilleures possible. Comme le souligne la stratégie maritime indienne, les aspects multilatéraux de la coopération navale doivent être encouragés pour une meilleure efficacité et cohérence entre nos efforts pour sécuriser les espaces maritimes. Maintenant, c’est à chacun d’entre nous de trouver le meilleur équilibre.

[*- Quels niveaux d’exercices bilatéraux ainsi que multi-latéraux sont prévus cette année ?*]

Nous avons prévus plusieurs exercices entre nos 2 marines. Certains sont prévus bientôt en mer d’Arabie, mettant à profit la présence de frégates et d’un sous-marin français, et d’autres pendant la seconde moitié de 2008. L’exercice annuel majeur Varuna aura lieu dans le golfe du Bengale en mai. Compte-tenu de nos responsabilités régionales que le chef d’état-major de la marine indienne, l’amiral Sureesh Mehta, a justement rappelé pendant l’IONS, nos 2 marines vont travailler ensemble pour la première fois sur un scénario d’assistance humanitaire et de catastrophe naturelle, profitant de la présence de navires indien (INS Jalashwa) et français (BPC Mistral) dans cette région. Nos 2 pays ont été fortement impliqués dans les opérations de secours à la suite du tsunami de 2005 et dans l’évacuation de ressortissants du Liban en 2006. De plus, nous avons parfaitement évalué la nécessité de travailler sur les scénarios d’entraînement les plus réalistes possibles concernant les populations touchées que nous pourrions être appelés à aider ensemble. C’est notre principal objectif pour 2008. A l’occasion de cet exercice, nous avons proposé des échanges à nos partenaires indiens, de la marine et de l’armée, spécialisés dans les interventions à la suite de catastrophes naturelles.

[*- Comment décririez-vous la progression de la coopération navale atteinte grâce aux exercices Varuna ?*]

… En combien de mots ? Un serait suffisant : excellente. Varuna sont des exercices les plus suivis, les plus riches et les plus fructueux que la marine nationale effectue avec ses principaux partenaires. L’esprit qui les inspirent est particulièrement positif et permet, avec une grande flexibilité, de tirer le meilleur partie des moyens que nos marines respectives peuvent y consacrer.

[*- Un élément clé de la coopération militaire est de disposer de matériels communs. dans quels domaines aimeriez-vous voir les 2 marines utiliser des matériels similaires pour de meilleures interactions navales ?*]

Vous avez tout à fait raison de souligner que l’une des clés de la coopération militaire est d’utiliser des matériels communs. Cela réduit pour tous les coûts d’acquisition, simplifie considérablement le soutien logistique opérationnel permettant à nos forces d’être déployées loin et longtemps, et cela enrichie plus rapidement les leçons tirées en proportion directe du nombre d’utilisateurs et des conditions d’utilisation du matériel. Naturellement, ce qui vient immédiatement à l’esprit en terme de matériels communs est les transmissions. Nous avons besoin d’enfin pouvoir nous parler ! Mais vous réalisez très rapidement que, si vous avez des matériels communs dans tel ou tel domaine, vous améliorez vos performances et l’efficacité opérationnelle de manière très perceptible. Il n’y a pas longtemps, un de nos navires a été réparé dans une cale sèche aux chantiers navals de Kochi, ce qui nous a évité de devoir le ramener à La réunion ou en France. Donc, vous vous rendez compte qu’avoir à votre disposition du matériel similaire à celui de la marine indienne (les moteurs de propulsion par exemple) a grandement simplifié l’opération.

[*- Vous représentez aussi le chef d’éta-major des armées à l’exposition DefExpo 2008, quelles forces l’industrie française apporte-t-elle pour soutenir les efforts indiens d’indigénisation ?*]

Je suggérerais que nous revenions d’abord aux bases. Il est important pour un pays d’avoir son indépendance politique pour pouvoir faire librement ses propres choix qui reflètent la nature véritable de la nation. Le monde serait un endroit plus sûr si nos différences s’exprimaient grâce aux moyens pacifiques et dignes que sont le dialogue libre entre les peuples. A cet égard, vous savez que la France prend soin de l’autonomie de ses décisions dans tous les domaines stratégiques. Par conséquent, nous comprenons parfaitement la volonté indienne d’atteindre cette liberté politique. Pour atteindre cet objectif, il est compréhensible qu’on veuille disposer d’une industrie particulièrement forte dans des domaines sensibles. La France est bien connue pour ses technologies ultra-modernes. Mais au-delà de cela, ce qui constitue la force réelle et la spécificité de nos relations bilatérales avec l’Inde dans le domaine industriel de la défense, est notre conviction profonde que l’indépendance stratégique de l’Inde est légitime et souhaitable. La France a déjà prouvé par ses actes qu’elle soutient cette dynamique indienne.

[*- Il semble que le projet Scorpène aux chantiers Mazagon Dock Limited (MDL) ait connu quelques retards. Quel est votre avis à ce sujet ? Voyez-vous une suite possible à la commande des Scorpène pour la marine indienne ?*]

Vous savez, le projet Scorpène est très différent de tout autre dans le monde. Il est unique par sa nature si on considère le partenariat industriel et les efforts investis pour l’assimilation rapide des technologies associées par les compagnies indiennes participantes. Il est aussi unique par son échelle : 6 sous-marins construits à un rythme ambitieux. De nombreux observateurs sont déjà prêts à annoncer les premières rumeurs de retard, d’erreurs, de difficultés, pour leurs propres raisons. Pour moi, tous mes interlocuteurs indiens et français ont, en chaque occasion, confirmé leur détermination et leur confiance dans le succès de ce programme. Ils tendent vers ça, et ils ont raison de le faire. Mon prédécesseur, qui a visité les chantiers MDL en décembre dernier, m’a confié qu’il avait été profondément impressionné par l’équipement industriel et par l’esprit d’équipe qui régnaient entre le chantier naval et le partenaire français DCNS. Je ne vois aucune raison de ne pas croire ces informations. La prochaine acquisition de sous-marins sera décidée par la marine indienne au vu de vos intérêts nationaux. Les compagnies françaises devront seulement être les meilleures. Bien sûr, elles travaillent activement avec les différentes autorités indiennes pour trouver de nouvelles solutions, à la fois pour le sous-marin souhaité par la marine indienne et pour le partenariat industriel qui va soutenir le projet et répondra aux aspirations indiennes d’indépendance stratégique. Des nombreuses compagnies indiennes se sont déjà déclarées pour nous soutenir dans ce nouveau projet d’acquisition et je suis heureux de cette orientation.

[*- Est-ce que cela ne vous décourage pas quand un accord comme Eurocopter, qui était si près de la finalisation, est annulé ?*]

Le président de la République française s’est exprimé publiquement sur ce sujet en janvier et a parlé de son désappointement et de sa surprise de la décision indienne. Comme tout a été dit sur ce sujet au plus haut niveau de l’état, les autorités indiennes connaissent nos sentiments à ce sujet.

[*- Quels pays l’industrie française considère-t-elle comme des concurrents en ce qui concerne les achats de matériels militaires par l’Inde ?*]

Dans le cadre de la compétition féroce dans l’industrie d’armement, les concurrents, de compagnies françaises ou européennes, en Inde ou ailleurs, sont nombreux. Vous savez aussi bien que moi qui sont les principaux fournisseurs de l’Inde. L’arrivée prochaine des industriels américains est encore un autre aspect du marché indien. La qualité technologique des produits français est bien connue mais on leur reproche souvent d’être ‘trop chers’. Quoi qu’il en soit, je suis confiant parce que, comme le président Sarkozy l’a rappelé le mois dernier dans son discours à la conférence économique de Delhi, lorsque les règles sont les mêmes pour tous, nos compagnies sont tout à fait capables de montrer leur compétitivité.

Au risque de me répéter, je voudrais souligner qu’aujourd’hui, la France est allée au-delà d’une simple relation vendeur - acheteur pour entrer dans une ère de relation bilatérale franco-indienne dans laquelle la France soutient l’Inde dans ses ambitions légitimes d’indépendance stratégique. C’est un choix au niveau politique qui nous différencie de nos concurrents, et cela a déjà été exprimé dans la domaine de la coopération entre nos industries de défense respectives.

Source : Force India