Entretien avec l’amiral Forissier à propos de la loi de programmation militaire

  • Dernière mise à jour le 19 mai 2009.

Nommé chef d’état-major de la Marine Nationale en février dernier, l’amiral Pierre-François Forissier fait face au défi de supprimer 6.000 postes, ce qui nécessite de repenser entièrement la façon dont la Marine travaille.

La promesse de la France d’aligner 18 frégates de premier rang est un bon signe, a déclaré un responsable américain, un qui permettra à la Marine Nationale de demeurer parmi les marines mondiales ayant le plus de capacités, avec un porte-avions et la possibilité que la construction d’un second soit lancée en 2011-12.

Sous-marinier, l’amiral Forisser a aussi servi sur des chasseurs de mine, comme officier de navigation sur un porte-avions, et il a commandé les forces sous-marines et la force océanique stratégique.

Q. Comment la nouvelle loi de programmation militaire va-t-elle toucher la Marine ?

R. La loi est la traduction du Livre Blanc sur la Défense et la Sécurité Nationale. Auparavant, nous utilisions nos bâtiments comme des couteaux suisses multi-usage. Le Livre Blanc a voulu distinguer les équipements utilisés en haute-mer et ceux destinés à la protection côtière. C’est pourquoi le Livre Blanc a décidé de réduire le nombre de frégates de premier rang. Donc, au lieu des 24 frégates que nous avions prévues, il y en aura 18. Dans la Loi de Programmation Militaire, cela se traduit par une commande de 11 frégates multi-missions FREMM au lieu de 17.

Notre priorité est de commander les 11 frégates, de donner la visibilité industrielle afin de s’organiser pour éviter les coûts supplémentaires, et notre programme de sous-marins nucléaires d’attaque. Le Rubis est entré en service en 1983 et était prévu pour une durée de vie de 25 ans. Il devait être désarmé en 2008.

Q. Que signifient 11 frégates FREMM en terme de capacités ?

R. La transformation de 2 frégates multi-missions en navires de défense anti-aérienne avait déjà été décidée. Nous avions prévu d’avoir 2 types de frégates multi-missions : 8 de lutte anti-sous-marine (ASM) et 7 d’action vers la terre (AVT). La version ASM est absolument nécessaire pour maîtriser l’espace océanique, qui possède 3 dimensions et est opaque. Pour l’action vers la terre, nous n’abandonnons pas la mission, puisque les frégates ASM seront équipés de missiles de croisière naval, et ce sera leur mission secondaire. De récents progrès dans l’électronique et les technologies de l’information nous conduisent à penser que nous pouvons, compte-tenu de l’enveloppe financière, utiliser les frégates ASM équipées de missiles de croisière d’une façon à peu près similaire à celle prévue pour l’action vers la terre. Donc, ce n’est pas un abandon de capacité, mais une optimisation.

Q. Est-ce que 11 FREMM peuvent être construites pour le même prix que 17 ?

R. Le programme FREMM avait été organisé sur la base de 17 navires sur 10 ans, soit un rythme de 1,7 navire par an. Il est évident que, si nous ne prenons pas de navires à ce rythme, il y aura une augmentation de prix. Le fait que la France achète seulement 11 navires signifie qu’il y a 6 manquants à l’appel, et il y aura besoin de commandes à l’exportation pour atteindre ce chiffre. Nous en avons déjà vendu une au Maroc, qui est la No. 2 et qui permet de maintenir le rythme de production. Nous devons vendre les 5 autres sur les marchés export.

C’est pourquoi nous faisons autant de publicité pour ce navire. C’est l’intérêt du client étranger autant que le nôtre que l’industriel travaille à un rythme optimisé, à un rythme de 1,7 par an. Une partie du prix supplémentaire sera absorbée par l’industriel, qui a déjà annoncé que des emplois seraient supprimés à cause de la réduction du nombre. Notre intérêt en tant que client est que la série soit suffisament grande pour obtenir des effets d’échelle.

Q. Qu’avez-vous entendu à Euronaval ?

R. La FREMM est, dans sa catégorie, le meilleur rapport qualité-prix qu’on peut trouver. Personne n’est capable de mettre sur le marché un navire d’une telle qualité à un prix aussi bas. Un certain nombre de marines sont intéressées ; ils sont venus discuter avec l’industriel, mais aussi avec nous.

L’avantage d’avoir le même navire est de partager les coûts récurrents, comme la formation, la logistique et les coûts de fonctionnement. C’est la vision non seulement sur ce programme, mais sur tous les programmes d’équipement naval. En travaillant vers une défense européenne, nous sommes frappés par le grand nombre de matériels très différents dans les différentes marines. Nous aimerions voir l’Agence de Défense Européenne agir comme facteur d’harmonisation entre les différents chefs d’état-major.

Q. Avez-vous parlé des FREMM avec la délégation grecque ?

R. J’ai parlé des FREMM avec tous mes collègues. J’ai rencontré 15 délégations et je vais en rencontré 7 ou 8 autres aujourd’hui. Si nos amis grecs veulent des frégates, nous sommes prêts à travailler avec eux, mais nous avons d’autres amis et nous faisons la même proposition à chacun.

Q. Que signifie pour vous le retard de la décision sur un second porte-avions ?

R. Repousser à 2011-2012 la décision signifie que nous manquons la 2è IPER du Charles de Gaulle. Les conseillers du président avaient raison de suggérer de repousser la décision, comme le Président l’a décidé en juin. Depuis, les conditions économiques ont empiré. Nous avons des équipes qui travaillent à temps complet chez l’industriel, dans la Marine et à la Délégation Générale pour l’Armement. Notre objectif est de conserver un noyau minimum qui puisse travailler si la décision est prise en 2011-12.

Il n’est évidement pas question de reconstruire un nouveau projet. Si le programme est lancé, cela sera fait sur la base du design franco-britannique, avec quelques évolutions. Les seuls changements que j’accepterais sont ceux qui apportent des économies. Nous avons déjà dépensé suffisamment d’argent dans les études. Dans le design franco-britannique, il y a des compromis qui n’ont pas été optimum pour l’efficacité des coûts, en particulier dans l’architecture de la propulsion.

Il y a une question fondamentale sur le choix de la propulsion. [L’ancien] Président [Jacques] Chirac avait choisi la propulsion classique pour permettre un niveau élevé de coopération avec les Britanniques. Maintenant que cette coopération a divergé, nous avons la possibilité de passer au nucléaire. Depuis cette décision, le prix de l’énergie et ses perspectives ont beaucoup changé. Nous avons un devoir moral de présenter les éléments objectifs de choix au Président entre maintenant et 2011-12, en prenant en compte les changements dans l’environnement.

La coopération avec les Britanniques n’a pas été un échec, parce que le fait que nous ayons travaillé ensemble pendant plusieurs années sur un projet de cette ampleur signifie que nous avons des relations étroites dans la Marine et l’industrie. Et si un jour, nous construisons un second porte-avions, tout ce que nous avons obtenu dans cette coopération sera utilisé. Ce n’est pas un investissement perdu, c’est un investissement à long-terme. Ce projet, qu’il aille de l’avant ou pas, sera une étape fondamentale dans la construction de la défense européenne.

Cette coopération n’est pas terminée. Nos amis britanniques ont commandé 2 porte-avions, et le savoir-faire des porte-avions en Europe n’existe qu’en France. Pour construire leur porte-avions, ils devront travailler avec nous. Pas seulement l’aspect industriel, mais aussi pour le point de vue opérationnel, technique et formation. Mettre en œuvre un porte-avions est un ballet méticuleux et dangereux. Il faut au moins 20 ans pour acquérir cette connaissance. Il n’y a aujourd’hui personne dans la Royal Navy qui sait comment un porte-avions fonctionne.

Q. Des pilotes de Rafale ont décollé pendant l’été de l’USS Roosevelt. Est-ce important que des pilotes de la Marine Nationale travaillent avec la communauté américaine des porte-avions ?

R. Il y a seulement 2 pays au monde qui savent comment mettre en œuvre de grands porte-avions : la France et les Etats-Unis. Depuis la 1è Guerre du Golfe, nous avons compris que la clé des opérations internationales était la possibilité d’intégrer des forces de porte-avions. Pour nous, l’interopérabilité de notre branche aéronavale avec les Américains aujourd’hui et demain avec les Britanniques, n’est pas seulement une nécessité, mais une ardente obligation. C’est pourquoi tous nos pilotes sont formés aux Etats-Unis et que le premier pont d’envol sur lequel ils appontent est celui d’un porte-avions américain. Ce leur permet non seulement d’apprendre la technique, mais aussi le langage, la culture et de connaître les gens. Nous faisons cet investissement depuis 20 ans, et cet été, nous avons pu capitaliser dessus.

Q. Quel effet aura la diminution des effectifs sur la Marine ?

R. On nous a demandé de supprimer 6.000 postes sur plus de 50.000 au cours des 8 prochaines années. Cette réduction peut sembler petite, mais elle est très significative. Le travail pour le Livre Blanc et la Revue Générale envisageait une réduction de 3 à 4.000. Lorsqu’est venu le temps de la décision, compte-tenu de l’importance des réductions dans les services plus importants, on nous a demandé de faire un effort "d’équité redistributive."

Nous ne savons pas comment atteindre cet objectif sans revoir nos opérations et notre mode de fonctionnement de fond en comble. Cela va nous obliger à accomplir plus qu’une révolution culturelle. Dans 8 ans, la Marine n’aura plus le même mode de fonctionnement qu’aujourd’hui. Cet effort imposé sera bénéfique parce qu’il nous rendra mieux armé, plus robuste contre la crise démographique que nous subissons.

Q. Quelle est l’urgence pour le sous-marin nucléaire d’attaque Barracuda ?

R. Le Barracuda est un programme que je connais bien parce que j’ai rédigé le dossier en 1996. Depuis 1996, le programme a glissé chaque année. Maintenant, ça suffit. Il y a un retard de 6 mois. Les sous-marins de la classe Rubis avaient été conçus pour naviguer 25 ans parce qu’ils avaient été construits sur une base de réduction des coûts. Nous avons été autorisés à prolonger de 10 ans la durée de vie des réacteurs donc nous pouvons les faire naviguer jusqu’à 35 ans avec une sécurité garantie. Tout retard sur le Barracuda va mener à un trou dans les capacités. Le Suffren entre en service en 2017. Le paramètre clé pour la survie est de maintenir 10 équipages dans la flotte des SNA. Nous avons appris que 9 équipages n’étaient pas suffisants ; il nous a fallu 6 ans pour reconstituer le 10è équipage.

Par Pierre Tran à Paris.

Source : Defense News (Etats-Unis)