Le Livre blanc se décline en bleu marine

  • Dernière mise à jour le 27 février 2009.

Dans cet article destiné à la revue britannique RUSI Defence Systems (numéro de février 2009), l’amiral Pierre-François Forissier, chef d’état-major de la marine, décrit les aspects maritimes du récent Livre Blanc et examine le besoin d’accroitre la coopération entre les marines occidentales et, en particulier, entre la marine nationale et la Royal Navy. Le texte qui suit est celui rédigé par l’amiral et non celui publié par RUSI.

Avec l’espace et le monde de l’information virtuelle, le milieu maritime offre l’un des trois derniers domaines de liberté sur lequel s’appuie la mondialisation. La libre utilisation des espaces marins constitue un élément clé du développement des nations qui, pour commercer et prospérer, ont besoin de la mer. L’Europe prend progressivement conscience de cet enjeu, alors que près de 90% du commerce extra communautaire sont assurés par voie maritime.

Possédant le deuxième espace maritime mondial réparti sur tous les océans, la France ne peut que s’ouvrir vers le large. Car le destin de notre pays, comme celui de nos voisins, est intimement lié à la liberté et à la sécurité des voies de communication maritimes : elles sont les poumons de notre économie par où transitent 99% des approvisionnements pétroliers français. Notre siège au conseil de sécurité nous impose d’autre part de contribuer activement à la préservation du « patrimoine commun de l’humanité ». Cette situation crée un faisceau d’intérêts convergents entre la France et la Grande Bretagne, pays qui partagent une histoire maritime commune tumultueuse par le passé et que rapprochent leurs marines à vocation océanique. Nos deux pays ont affirmé depuis à la déclaration de Saint-Malo en 1998 leur volonté d’être moteurs en Europe de la construction de la politique européenne de sécurité et de défense (PESD). Ils poursuivent dans cette ligne avec la mise en œuvre de l’opération Atalanta en Océan Indien.

 Le Livre Blanc

Le Livre blanc vient de préciser la politique de défense et de sécurité nationale de la France. Par rapport à son prédécesseur de 1994, son approche intégrée de ces deux fonctions régaliennes permet de mieux prendre en compte le fait maritime qui, par essence, est global avant de le décliner au sein de chaque fonction stratégique.

 Dissuasion

Le SNLE le Terrible, lancé l’an dernier
La marine nationale a la responsabilité de 85% des têtes nucléaires françaises. © Marine nationale / Mickael Bedart

L’opacité des espaces sous marins, y compris à l’égard des satellites d’observation, en fait le domaine privilégié de la dissuasion. Par leur discrétion et la portée de leurs armes, les sous marins permettent une dissuasion tous azimuts, en tous temps et en tous lieux. Le groupe aéronaval participe également à la dissuasion avec ses avions de combat équipés de l’arme nucléaire. Mettant en œuvre 85% des têtes nucléaires françaises, la marine reste l’acteur majeur de la dissuasion comme l’a rappelée le Président de la République à Cherbourg lors du lancement du sous marin nucléaire lanceur d’engins « Le Terrible » en mars 2008.

 Connaissance et anticipation

Face aux incertitudes du monde, le Livre blanc a institué en nouvelle fonction stratégique à part entière « la connaissance et l’anticipation ». Il est en effet vital pour nos décideurs de disposer d’éléments d’appréciation pour choisir. Si l’importance des capteurs spatiaux est à juste titre soulignée ; les forces navales y contribuent également de manière très significative. Elles sont des supports privilégiés du renseignement, avec la capacité d’observer les flux maritimes et de suivre les activités de toutes sortes, licites comme illicites, en mer.

Exploitant la liberté de circulation, les navires militaires peuvent effectuer des missions de présence et de renseignement de longue durée à proximité des zones de crises, sans accord diplomatique ni conséquence politique particulière. Certaines opérations de renseignement ne peuvent être mises en œuvre que depuis la mer par des moyens discrets, tels sous-marins nucléaires d’attaque. Enfin tant en mer qu’à terre, les aéronefs de patrouille maritime et les commandos marine sont des outils de renseignement performants.

 Prévention

Avec l’augmentation du trafic maritime et la logique des flux tendus, une interruption de nos approvisionnements et de ceux des autres membres de l’Union Européenne pourrait affecter directement et de façon brutale nos intérêts stratégiques, voire vitaux. Dans le cadre de la prévention, le Livre blanc prend en compte la nécessité d’être présent sur les routes maritimes principales et d’aller combattre les trafics au loin, près de leurs sources.

Le Livre blanc définit ainsi un axe prioritaire de concentration de nos efforts de l’Atlantique à l’Océan Indien avec des extensions possibles vers l’Asie. Cet arc de crise est construit de part et d’autre de la route maritime principale par laquelle arrive en Europe la majeure partie de nos approvisionnements. Les actes de piraterie au large de la Somalie confirment, s’il en était besoin, la justesse de cette analyse stratégique.

Le bien fondé de notre permanence navale en Océan Indien depuis plusieurs décennies est également conforté. La coopération opérationnelle avec les britanniques s’approfondit, notamment avec des participations croisées lors de déploiements de Task Force française ou britannique dans cette région du monde.

 Protection

La « protection » au quotidien de la population et du territoire français est au cœur de la stratégie de défense et de sécurité. La marine a développé depuis plusieurs années le concept de sauvegarde maritime qui recouvre les opérations menées par la marine dans :
 la lutte contre les menaces utilisant la mer à des fins illicites (narcotrafic, piraterie, terrorisme, transport illicite de migrants,..)
 la défense de nos droits souverains en mer (protection de l’environnement marin, des ressources halieutiques et pélagiques,…)
 la maîtrise des risques liés aux activités maritimes (assistance en mer, pollution,..).

Dans ces opérations, les moyens de la marine interviennent en complément de ceux des autres administrations. Sous la coordination du premier ministre au travers du Secrétariat général de la mer, des préfets maritimes ou des délégués du gouvernement outre-mer, la coopération entre plusieurs ministères (justice, intérieur, immigration, défense,…) permet de travailler sans cloisonnement tout en limitant la multiplication des moyens navals et aéronautiques. L’efficacité de cette approche, assimilable à une « fonction garde côtes » interministérielle, suscite d’ailleurs l’intérêt soutenu de nos voisins européens.

 Intervention

Lorsque les actions de prévention n’ont pas permis d’éviter la montée en puissance d’une crise engageant nos intérêts, l’intervention est alors nécessaire. Celle-ci, le plus souvent interarmées, sera de plus en plus fréquemment menée en coalition.

Le BPC Mistral
Le nouveau bâtiment de projection et de commandement BPC Mistral, avec son sister ship le Tonnerre, renforce les capacités de projection de la marine nationale. © Marine
nationale / Ludovic Picar

L’action en mer ou à partir de la mer vers la terre varie suivant la phase d’engagement. En phase initiale, il pourra s’agir de maintenir dans la durée une menace crédible, de conduire un embargo voire un blocus. Puis, en fonction de l’intensité de la crise, il sera possible de mener soit des attaques aériennes à partir du porte-avions, soit de mettre à terre discrètement des forces entraînées aux opérations spéciales, soit d’effectuer des tirs de missiles de croisière naval (MDCN) à partir de sous marins ou de frégates. Il pourra aussi être nécessaire d’évacuer des ressortissants ou de débarquer des troupes. A ce titre, l’arrivée des deux Bâtiments de projection et de commandement Mistral et Tonnerre a renforcé très sensiblement nos capacités de projection de forces terrestres. Par la suite, l’action à partir de la mer consistera surtout en un soutien logistique, technique ou hospitalier des opérations aéroterrestres.

Les engagements réguliers du groupe aéronaval dans le nord de l’Océan Indien depuis 2001 s’inscrivent dans le cadre de cette projection de puissance sur un théâtre d’opérations. En ce domaine, le report de la décision de lancement du PA2 à 2011-2012 sera mis à profit pour approfondir les études relatives au choix de la propulsion.

La réussite de toutes ces missions passe préalablement par la maîtrise locale des espaces maritimes. La suprématie sur mer du monde occidental est remise en cause par de nombreux Etats qui se dotent de marines hauturières et modernes pour affirmer leur puissance.

 Qualité — quantité

Il demeure indispensable de poursuivre le renouvellement de nos capacités navales de haute mer dont l’âge moyen est de 21 ans. La modernisation de nos moyens de combat hauturiers, avec les frégates européennes multi-missions (FREMM) et les sous-marins d’attaque à propulsion nucléaire de la classe Suffren1, permettra de satisfaire les contrats opérationnels de dissuasion, de prévention et d’intervention. Dans un monde où les risques de guerre sur mer conventionnelle ont diminué, l’émergence de nouvelles puissances navales, dotées de composante aéronautique ou sous-marine, nécessite de conserver en quantité et en qualité des moyens performants de lutte permettant de maîtriser les situations.

La diminution globale du nombre de frégates n’offrira plus en revanche la possibilité d’employer également celles-ci en sauvegarde maritime quand cette mission peut être nominalement assurée par de simples moyens hauturiers. Pour répondre aux besoins croissants liés à la protection, soit près du tiers des activités de la marine, le développement de patrouilleurs de haute mer, peu sophistiqués, mais comprenant des moyens d’information et d’intervention, tel un hélicoptère ou un drone embarqué, est fondamental.

D’une manière générale, la réduction du nombre de plates-formes devra être compensée par une efficacité accrue de celles disponibles, que ce soit en termes de disponibilité et de jours de mer, de rayon d’action,… La maîtrise de leurs coûts de fonctionnement devra s’appuyer sur la standardisation, les améliorations technologiques et des améliorations de nature organique.

 Coopération

Autant de sujets pour lesquels une coopération navale franco-britannique est opportune, les objectifs et les contraintes étant globalement du même ordre des deux côtés de la Manche. Cette coopération pourrait être renforcée par l’extension à d’autres pays européens intéressés par le développement d’un véritable volet de réflexion capacitaire maritime commune, en s’appuyant notamment sur l’Agence européenne de défense. Dans les faits, cette coopération existe déjà aujourd’hui. Ainsi, les initiatives amphibie et aéronavale européennes sont en grande partie portées par la France et le Royaume Uni. Il est également important de renforcer notre connaissance mutuelle au travers d’une politique d’échanges, de formations et d’entraînement communs. L’Erasmus militaire constitue à ce titre une voie intéressante.

 Conclusion

Le Livre blanc a conforté la marine nationale dans ses missions militaires et son caractère océanique. Maintenant que le cap est fixé, la prochaine loi de programmation militaire et celles qui suivront vont traduire concrètement ce niveau d’ambition. La prise en compte des missions liées à la sécurité constitue à ce titre un enjeu important. En effet, elle conditionne la capacité de la marine à répondre aux demandes accrues d’intervention en mer ordonnées par l’Etat qui s’inscrivent dans les besoins légitimes de sécurité de nos concitoyens. En ce domaine, la coopération franco britannique en Manche constitue une réponse intéressante.

Si le projet commun de porte avions n’a encore pu aboutir, nous constatons, année après année, combien le destin de nos deux marines, française et britannique, est de plus en plus lié. De part et d’autre de la Manche, nous regardons l’avenir avec des intérêts de plus en plus partagés. Aujourd’hui, en confiant le commandement de la première opération navale européenne Atalanta de lutte contre la piraterie à un amiral britannique assisté d’un amiral français, notre coopération franchit un nouveau pas qui en appellera d’autres dans les années à venir.

Source : RUSI Defence Systems (Grande-Bretagne)